Le réseau des agriculteurs et agricultrices Bio
de Provence-Alpes-Côte d'Azur

Déployer l’agriculture bio de conservation en plaine de Durance (témoignage d’agriculteurs)

Présentation de la ferme

Crédit photo : OSAE, Solagro.

Philippe Robert est céréalier bio en plaine de Durance et cultive 200 ha sur la commune de Meyrargues (13650). Ses sols d’origine alluviale sont limono-argileux (50 à 60% de limons, 10 à 30% % d’argile). 60% des surfaces de la ferme sont irriguées par arrosage gravitaire ou par aspersion. L’irrigation permet à Philippe de diversifier ses rotations céréalières (blé tendre, blé dur, épeautre, orge fourragère, luzerne en tête de rotation) avec des légumineuses à graines (soja, pois-chiche, lentille…) et du maïs semence vendus en coopérative. Il produit également de la pomme de terre commercialisée en magasin de producteurs.

L’irrigation sur la ferme est principalement gravitaire. Philippe effectue occasionnellement des lâchées d’eau dans ses luzernes (100 à 150mm au printemps) ou sur ses chaumes de blé pour réhumecter le profil et faciliter le travail du sol et l’implantation des couverts végétaux d’été. Il pratique également l’irrigation à la raie sur les cultures de soja et de maïs, une pratique historique qui se concentre dans le Val de Durance grâce à un accès facilité à la ressource en eau. Aujourd’hui, le changement climatique encourage Philippe à convertir ce système d’irrigation traditionnel à l’aspersion en raison de la réduction des débits d’eau annoncés à horizon 2050 (débit prévisionnel réduit de 30 à 40% pendant l’été). Pour l’instant, seulement 20ha sont irrigués à l’aspersion.

L’eau est lâchée dans des raies espacées de 75cm et s’écoule du haut au bas de la parcelle. Le débit doit être suffisant et la parcelle légèrement en pente pour permettre l’écoulement de l’eau.

Deux rotations co-existent sur la ferme : l’une en sec 100% céréalière, l’autre irriguée alternant les cultures d’hiver et les cultures de printemps :

L’introduction des cultures de printemps permet d’allonger les rotations et de casser le cycle des adventices. Les légumineuses pluriannuelles sont conservées au maximum deux ans pour leur intérêt agronomique mais ne génèrent aucun bénéfice économique sur la ferme. Elles sont valorisées auprès d’éleveurs voisins. La pomme de terre est cultivée entre deux céréales uniquement sur des bonnes terres irrigables avec peu de cailloux. Depuis 2025, Philippe cultive deux sojas successifs pour lutter contre les chardons.

Avec seulement 550mm de précipitations et un déficit hydrique estimé à – 245 mm par an, l’accès à l’eau lui permet de créer de la valeur ajoutée, de sécuriser ses productions (potentiel de 15 000 m3/ha irrigué grâce au canal de Peyrolles) et de maintenir en bon état le fonctionnement biologique de ses sols. L’augmentation des températures et l’irrégularité des précipitations liées au réchauffement climatique devraient accentuer ce déficit hydrique (- 67 mm, soit - 27% à horizon 2050) et restreindre malheureusement l’accès à l’eau en plaine de Durance.

Ce constat encourage Philippe à explorer de nouvelles pratiques et itinéraires techniques pour améliorer la résilience de son système de production et s’adapter au changement climatique. Il rejoint le collectif ABC-Sud au printemps 2023 pour réfléchir avec d’autres agriculteurs bio de la région, désireux tout comme lui de déployer les principes de l’agriculture de conservation des sols sur leurs fermes : couverture, diversification et réduction du travail du sol.

48% des surfaces recouvertes par des légumineuses

Dès sa conversion au bio en 2010, Philippe démultiplie les entrées d’azote dans son système de cultures. Il introduit des légumineuses à graines (pois-chiche, soja, lentille) et des légumineuses fourragères en tête de rotation. Les surfaces emblavées passent de 13 à 48% de la SAU, un changement radical mais indispensable pour améliorer l’autonomie azotée du système de cultures.

Uniquement maintenue pour ses bénéfices agronomiques (gestion du salissement, structuration du sol, injection d’azote dans le système, alimentation de l’activité biologique), la luzerne joue un rôle indispensable pour la nutrition des cultures (+30 à 40kg N/ha pour la culture suivante) et l’activité microbienne. La minéralisation de ses résidus est progressive : on estime que 60% de l’azote recyclé par la culture sont minéralisés sur les 18 premiers mois, ce qui peut représenter 100 à 250kg N/ha rendus disponibles pour les deux cultures suivantes. Une partie de cet azote participe également à l’alimentation de la biomasse microbienne mais aussi aux processus de lixiviation et de volatilisation etc. Cette libération lente s’explique par la minéralisation de l’azote contenue dans les pivots racinaires, à rapport C/N élevé. Ces derniers peuvent représenter jusqu’à 2/3 des résidus enfouis. Plus la légumineuse pluriannuelle est ancienne, plus la libération d’N minéral se fera sur un temps long (> 10 ans).

Développer la couverture du sol en été en semant à l’automne N-1

En contexte méditerranéen, les faibles voire l’absence de précipitations en période estivale rend impossible l’implantation de couverts d’été. Les stress hydriques de plus en plus précoces au printemps limitent les opportunités de semis sous couvert. Depuis 2018, de nouvelles plages de semis de couverts végétaux sont donc envisagées par Philippe pour éviter le manque d’eau : le semis d’engrais vert simultané au semis du blé. Inspiré par l’allemand Friedrich Wenz et le mélange « Green Carbon Fix » découvert en formation avec la société Eco-Dyn, il développe son propre mélange d’interculture longue pour couvrir ses sols l’été.

Les graines sont mélangées à la bétonnière puis semées à 15 kg/ha simultanément au semis du blé grâce à une 2ème trémie APV installée à l’arrière du semoir à céréales. Le semis simultané nécessite d’avancer les dates de semis de la céréale à fin octobre au lieu de fin novembre pour sécuriser l’implantation du couvert. La charge d’implantation estimée à 40 – 60 €/ha réside uniquement dans le prix des semences.

Le mélange est composé de ray-grass anglais tardif (50 – 60%), de trèfle incarnat (25%), de trèfle blanc (5%), de cameline (5%) et de légumineuses pluriannuelles (5% : luzerne, mélilot et lotier). Il est conçu de façon à maintenir une activité photosynthétique pendant l’été pour constamment nourrir la biomasse microbienne grâce à ses exsudats racinaires. Les légumineuses fourragères ont été introduites au mélange initial pour sécuriser la couverture du sol pendant l’été mais les repousses de luzerne deviennent problématiques sur la ferme et Philippe réfléchit à les supprimer du mélange.

Les espèces annuelles comme le trèfle incarnat ou la cameline grainent avant la moisson du blé et re-germent à l’automne (gauche). Elles ne semblent pas créer de compétition à la culture de blé et les semences sont peu couteuses. Le ray-grass tardif et le trèfle blanc, plus lents d’implantation restent en dessous de la culture principale et permettent une production de biomasse à l’automne après la moisson du blé (droite). Le ray-grass tardif permet de faire le moins de graines possible. Les repousses ne sont pas problématiques sur la ferme.

Le couvert est pâturé à l’automne ou broyé en cas de salissement (chénopodes, chardons, couvert malgré tout peu étouffant). Il est estimé à 1 – 1,5 t MS/ha. Il est ensuite détruit courant décembre, avant le semis d’une culture de printemps.

Labour vs TCS

L’introduction des techniques culturales simplifiées (TCS) est compliquée par l’irrigation à la raie pratiquée sur les cultures de maïs et de soja. Les terres sont donc labourées pour éviter l’accumulation de résidus en surface qui pénaliserait la mise en place des raies d’irrigation gravitaire et la circulation de l’eau. Le scalpage est lui aussi difficile à mettre en place dans un contexte de printemps sec et ne permet pas de se débarrasser des graminées vivaces type ray-grass présentes sur la ferme. Pour accélérer la dégradation des résidus de cultures et sécuriser l’implantation des cultures de printemps, Philippe s’est intéressé aux ferments lactiques mais le manque de précipitations en fin d’été et au printemps n’ont pas permis d’en mesurer l’efficacité.
Aujourd’hui, Philippe pratique les TCS uniquement derrière les cultures de printemps (pois-chiche, lentille ou soja) en présence de faibles résidus de cultures et a tout de même réduit le labour et sa profondeur de travail (< 20cm) à l’échelle de la rotation.

Depuis 2019, Philippe conduit un essai labour vs. TCS en système irrigué dans le cadre du programme 4 pour 1000. Il observe un compactage superficiel en TCS, pour lui inévitable, qui accentue les problématiques d’enherbement dans ses parcelles (mauves, ray-grass italien, repousses de luzerne). Pour l’instant, aucune différence significative n’a été observée entre les analyses de sol de 2020 et 2022 entre les deux modalités de travail du sol et Philippe constate des pertes de rendements variables, surtout en céréales d’hiver par envahissement de ray-grass. Des premiers suivis agronomiques sont initiés par Agribio 04 en 2025 pour suivre l’impact du travail du sol sur les performances agronomiques des cultures.

Cas pratique : apporter mon broyat de déchets verts frais au retournement de mes luzernes me permet-il d’éviter la faim d’N ?

Philippe apporte du broyat brut de déchets verts non composté (criblé à 50mm) à la destruction de ses luzernes à hauteur 30 t MS/ha. Le broyat est un produit organique dit « intermédiaire » qui permet de stimuler la biomasse microbienne tout en injectant du carbone dans le système : 50% du carbone est consommé par l’activité biologique dans l’année. Le reste participe au redressement du taux de matière organique du sol. La faible stabilité du broyat, combiné à un rapport C/N élevé (20 - 60) peut cependant entrainer une faim d’azote lorsque les apports sont massifs. Pour réduire ce risque, Philippe effectue son apport juste avant le retournement de ses luzernes. Il apporte le broyat en octobre, disque ses luzernes pour en faciliter l’incorporation, puis les retourne fin décembre/début janvier à 15cm de profondeur. En injectant de l’azote dans le système, il cherche à fournir suffisamment de ressources azotées pour accompagner le développement de la biomasse microbienne et son rôle dans la dégradation du broyat fraîchement apporté.

Lorsque l’apport de broyat et le retournement sont effectués au même moment, le mélange permet d’abaisser le rapport C/N des produits organiques à 24 [1] et d’augmenter drastiquement la fourniture azotée par rapport au broyat utilisé seul (+ 198 kg N/ha). Ce surplus permet de nourrir convenablement la biomasse microbienne et d’éviter la faim d’azote [2].

Ici, la luzerne contient suffisamment d’azote pour nourrir la biomasse microbienne : les besoins de la biomasse microbienne (C/N = 8) sont estimés à 99 kg N/ha et la luzerne en contient 198 kg N/ha. La différence entre ces deux valeurs démontre qu’elle libère plus d’azote qu’elle n’en consomme. A l’inverse, les besoins en azote de la biomasse microbienne sont estimés à 240 kgN/ha pour dégrader le broyat de déchets verts, des besoins qui vont au-delà de la fourniture azotée du produit organique (estimés à 141 kg N/ha). En mélange, le produit organique ne réduit pas la fourniture azotée mais le rapport C/N, qui rend la matière organique plus facilement digestible. Il permet de rééquilibrer le bilan azoté (+ 198 kg N/ha par rapport au broyat utilisé seul) et d’éviter la faim d’azote.

Attention : ces chiffres dépendent du rapport C/N de la biomasse microbienne, lui-même influencé par la proportion de champignons / bactéries présente dans le sol. Ils sont un ordre de grandeur et ne doivent pas être considérés comme une valeur absolue. La variation du C/N de la biomasse microbienne de 7 à 10 dévoile des différentiels de 20 à 50 kg N/ha en fonction des produits organiques utilisés. Malgré tout, les tendances restent similaires : la luzerne seule présente un bilan azoté positif tandis que le broyat présente un bilan azoté négatif, peut importe la quantité apportée.

Le reliquat azoté sur l’horizon travaillé (kg N/ha) peut également être pris en compte dans cette réflexion et est à intégrer dans le bilan azoté de la parcelle. Pour combler les besoins de la biomasse microbienne avec un seul apport de broyats de déchets de verts et un reliquat azoté de 30 kgN/ha sur l’horizon travaillé, il faudrait limiter les apports à 6 t MS/ha de broyats de déchets verts. On comprend mieux pourquoi les premiers essais à 100t MS/ha de broyats de déchets verts épandus en surface en décembre 2020 aient créé une faim d’azote : les besoins faramineux étaient estimés à 768 kgN/ha en moyenne entrainant un bilan azoté négatif estimé à – 300 kgN/ha en moyenne.

Les objectifs de redressement de la matière organique d’un sol doivent se réfléchir au regard de son fonctionnement agronomique et biologique et de sa capacité à assimiler les produits organiques apportés. L’apport effectué par Philippe permettrait d’augmenter de 0,22 % le taux de matière organique liée de son sol qui passerait de 1,9 à 2,1%. L’apport d’un produit plus stabilisé comme le compost permettrait d’éviter la faim d’azote et de réduire plus rapidement le déficit de matière organique liée rencontré dans ses parcelles.

Compromis entre stockage de carbone et émissions de gaz à effet de serre ?

Un des objectifs de Philippe est de stocker du carbone sur sa ferme tout en réduisant ses émissions de gaz à effet de serre. Malgré une baisse de ses émissions de gaz à effet de serre (t équivalent CO2/ha) entre 2011 et 2023 de 40%, les émissions ramenées à la tonne de matière produite n’ont pas évolué depuis sa conversion en agriculture biologique :

Les outils DIA TERRE et ACCT-FNAB ont été développés par SOLAGRO. Les données utilisées proviennent des mêmes sources. Les résultats sont donc comparables entre eux.

L’absence de réduction des émissions GES s’explique principalement par la baisse des rendements en agriculture biologique, estimée par Philippe à – 30 – 40%. Ces baisses de rendement conduisent à une plus faible production de biomasse et donc de matière sèche / ha : les entrées de carbone sont réduites et les restitutions (pailles, couverts végétaux, engrais organiques) ne permettent pas de compenser les sorties. Ce phénomène est d’autant plus accentué en climat méditerranéen. Ce constat est illustré par les résultats d’analyses de la matière organique réalisés en 2024 : estimée à 2,4%, la matière organique est considérée comme déficitaire dans les sols argilo-limoneux de Philippe.

Pour redresser son taux de matière, Philippe effectue des apports de produits organiques extérieurs à la ferme (broyats de déchets verts frais et fumier de bovins) qui pénalisent son bilan GES, estimé à + 0,2 teq CO2/t de MS produite. Les engrais et amendements organiques représentent plus de la moitié des émissions contre 25% pour le carburant fossile et 15% pour les sols agricoles. Ces résultats illustrent la difficulté d’atteindre le double objectif de stocker du carbone tout en limitant les émissions de GES en agriculture biologique.

Pour poursuivre les échanges, vous pouvez contacter :

Philippe Robert / 06 03 49 77 94 – probert41@sfr.fr
Clémence Rivoire / 07 44 50 30 67 – grandes-cultures@bio-provence.org

Autres ressources :

 Vidéo "Philippe Robert : Système grandes cultures Agriculture Bio de Conservation (ABC)"

Rédaction :
Clémence Rivoire, conseillère-animatrice en grandes cultures biologiques pour Agribio 04 et le réseau Bio de PACA.

Date de publication : 26/11/2025


[1Références : luzerne de 2 ans à 9t MS/ha (C/N = 20, ISMO 20%) ; broyat de déchets verts à 30 t /ha (C/N = 30, ISMO 45%)

[2Bilan azoté à l’équilibre pour un C/N de la biomasse microbienne = 8